C’est un homme qui a consacré sa vie aux femmes. À réparer l’injustice de l’infertilité, en particulier d’origine utérine, quand l’organe est absent ou abîmé. Dans son bureau qui surplombe Paris, le professeur Jean-Marc Ayoubi prend le temps de raconter ses années de recherche et les inestimables avancées scientifiques atteintes au fil du chemin. Le mot juste, les gestes expressifs, toujours enclin à faire sourire, le chirurgien de 59 ans possède le charisme de ceux qui s’épanouissent en donnant aux autres. En 2006, alors qu’il prend la tête du service de gynécologie-obstétrique de l’hôpital Foch, à Suresnes (Hauts-de-Seine), il monte un projet de recherche sur la transplantation d’utérus, cet « organe non vital mais qui donne la vie ». Avec une équipe de spécialistes bénévoles, il aboutit à cette première médicale en France, en 2019. Un an et demi après, il annonce la naissance de Misha. La petite fille a été conçue grâce à une fécondation in vitro (FIV), avant que l’embryon soit implanté dans cet utérus greffé. Un « bébé miracle » pour Déborah, née sans cet organe, devenue maman grâce à ce protocole financé par la Fondation Foch. En septembre, l’équipe du Pr Ayoubi a réitéré l’exploit de la transplantation et avance, avec précaution mais détermination, dans le protocole qui devrait voir naître un nouveau nourrisson.
Le 17 septembre, vous avez réalisé la seconde greffe d’utérus en France. Un nouveau succès après la première, en mars 2019. Comment va votre patiente ?Jean-Marc Ayoubi Pour cette transplantation utérine, une sœur de 41 ans a fait don de cet organe indispensable pour porter la vie à sa cadette, âgée de 36 ans. Nous sommes heureux d’avoir pu procéder au prélèvement de l’utérus grâce à la chirurgie mini-invasive. Cette procédure robotique permet une intervention par voie naturelle – et non à ventre ouvert, comme en 2019 –, donc des suites opératoires plus simples (il montre une photo du ventre de la donneuse où l’on voit un cœur tatoué). Là, c’est une semaine après. Le rétablissement est plus rapide, et c’est plus esthétique. La patiente fait don de son utérus, il n’y a aucune raison de la laisser souffrir.
Quand avez-vous commencé à travailler sur le sujet de la transplantation utérine ?
En 2006, alors que je viens d’arriver à l’hôpital Foch, je remarque que l’on opère, le même jour, dans des blocs voisins, des femmes atteintes du syndrome Mayer-Rokitansky- Küster-Hauser (MRKH), donc sans utérus, une malformation touchant une femme sur 4 500, et d’autres à qui l’on enlève cette matrice saine pour régler certaines pathologies, telle une descente d’organes. C’est d’une grande injustice. L’hôpital Foch est pionnier dans le domaine de la transplantation alors, avec ses équipes qui savent si bien accompagner les greffes, on a commencé à réfléchir à ce projet. En quinze ans, plus de 25 chercheurs se sont relayés : on a dirigé des masters 2, des thèses de sciences de docteur en médecine, et rédigé une trentaine de publications internationales. Chacun l’a fait par dévouement, en plus de son activité quotidienne. Il a aussi fallu convaincre les différents organismes référents en France : le Comité consultatif national d’éthique, le Comité de protection des personnes, le Comité donneur vivant, l’Académie nationale de médecine, l’Agence de la biomédecine, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM)...
Quels débats ont animé les discussions avec ces instances qui doivent donner leur aval?
Jean-Marc Ayoubi « Est-ce nécessaire ? » « Peut-on faire autrement ? » C’est vrai, c’est une opération lourde, alors que l’adoption existe, mais avec toutes les difficultés que l’on connaît. Quant à la gestation pour autrui (GPA), cette pratique est interdite en France. Une autre question a occupé les débats : « L’utérus est-il un organe vital ou pas ? » On peut vivre sans, et pourtant il est complètement lié à la vie. Ce n’est pas un organe banal. D’un côté, on investissait beaucoup d’énergie dans ces démarches, de l’autre, on commençait à collaborer avec une équipe suédoise qui travaillait sur le même projet. Ils ont obtenu toutes les autorisations en six mois. Nous, on a dû attendre neuf ans.
Qu’avez-vous élaboré durant ces neuf années ?
L’opération, c’est la partie visible de l’iceberg, mais le projet est bien plus vaste. C’est toute une dynamique de recherche qui s’est créée et qui nous porte depuis quinze ans. On a travaillé sur la brebis, pour améliorer l’implantation de l’embryon au niveau de l’endomètre, la muqueuse interne de l’utérus. On a étudié le rejet du greffon. On a participé à un programme de recherche avec l’Institut national de la recherche agronomique sur le ver marin, dont une molécule a une capacité de fixation de l’oxygène 40 fois supérieure à celle de l’hémoglobine. L’organe est ainsi chargé d’oxygène et peut attendre ou être transporté plus facilement. Ces découvertes sont un gain pour tous.
Vous avez aussi travaillé étroitement avec l’équipe suédoise...
Nous sommes régulièrement allés à Göteborg, en Suède, pour assister aux interventions de l’équipe pionnière de la greffe utérine, dirigée par le Pr Mats Brännström. Nous nous y sommes entraînés, avons répété les gestes. Cette collaboration, née en 2008, nous a aussi permis de développer, à Foch, la technique opératoire de prélèvement par chirurgie robotique, devenue depuis la référence pour l’hystérectomie, l’ablation de l’utérus.
En juin 2017, l’ANSM donne son feu vert pour la greffe. Quelle est votre réaction ?
Ça a été un moment très fort. Voilà plus de neuf ans que l’on travaillait sur le projet, et que l’on rencontrait des patientes pouvant intégrer le protocole. Nous en avons vu un millier depuis 2008 et l’ouverture de la consultation. Certaines sont nées sans utérus, d’autres ont subi une ablation à cause d’un accouchement hémorragique ou d’un cancer gynécologique. On ne peut pas être indifférent à la souffrance des femmes à qui l’on a dit : « Vous ne pourrez jamais être enceinte. » Le feu vert de l’ANSM pour cet essai clinique, pour dix greffes sur des patientes souffrant du syndrome de MRKH, c’est un espoir pour toutes.
Comment les rendez-vous avec les patientes se passent-ils ?
Je tiens absolument à voir chaque personne. Le protocole que nous avons écrit est strict, et s’appuie sur des critères sélectifs. Il faut être conscient que tout peut s’arrêter, à tout moment. Des bénévoles d’associations de patientes atteintes de ce syndrome nous ont accompagnés. Elles ont joué un rôle essentiel dans la sensibilisation des femmes et des équipes médicales et de recherche. Elles ont été formidables dans leur engagement pour les autres, alors qu’elles n’étaient plus en âge de participer à l’essai. Lors du screening (la rencontre avec les patientes), nous tentons de réduire au minimum les risques pour la donneuse et la receveuse. Il faut s’assurer que l’utérus à greffer est fonctionnel et sain, sans lésions précancéreuses ou virales, fibrome ou polype. Il faut aussi vérifier la compatibilité immunologique entre la donneuse et la receveuse, et leur stabilité. Lors du protocole, les consultations avec un psychologue sont régulières.
Vous souvenez-vous de votre rencontre avec Déborah, la première femme qui a reçu la greffe d’utérus en 2019 ?
Comme si c’était hier. Déborah est une patiente particulière, remarquable. Je crois qu’on a eu une chance inouïe de la rencontrer en premier. C’est une ancienne championne de France de natation synchronisée. Elle est déterminée, forte et douce à la fois. Si l’on arrive un jour au bout de ce projet de recherche, ce sera un peu grâce à elle, car sa persévérance nous a beaucoup aidés, dans les hauts et dans les bas. Déborah, c’est une championne, dans son corps et dans sa tête.
Ce protocole, c’est un marathon…
On ne fait pas ce genre de greffe du jour au lendemain. Les patientes incluses dans le protocole doivent notamment signer un consentement éclairé. Donneuse et receveuse passent devant un comité indépendant – c’est la règle, en France, pour les donneurs vivants – afin de s’assurer qu’elles ont été informées, et sont consentantes. Elles ont alors trois mois de réflexion avant la signature. Ensuite, il y a la ponction des ovocytes, la fécondation et la congélation des embryons. Le 31 mars 2019, quand nous avons réalisé la première greffe d’utérus en France, l’équipe suédoise était à nos côtés, comme nous l’avons été pour eux.
Comment se déroule une telle opération ?
C’est une intervention longue, puisqu’il y a le prélèvement de l’utérus – la partie la plus délicate, entre douze et quatorze heures –, puis la transplantation, qui dure entre six et huit heures. Nous étions trois équipes, une dans chaque bloc, la troisième pour nous relayer. Personne ne peut opérer pendant vingt heures d’affilée, même s’il y a beaucoup d’adrénaline et des moments très forts. Quand vous avez l’utérus entre vos mains et que vous le portez d’une salle opératoire à l’autre, c’est indescriptible. Vous tenez la vie entre les mains. Le deuxième moment chargé d’émotion, c’est la fin du branchement des vaisseaux de l’utérus transplanté sur ceux de la receveuse. Pour s’assurer que l’irrigation se fait bien à travers ces vaisseaux extrêmement fins, de l’ordre d’un millimètre de diamètre, on fait un écho-doppler. On entend alors un son sourd, « boum, boum, boum », qui symbolise le débit du sang, la vie qui passe. Et la réussite de l’intervention.
Y a-t-il eu ensuite d’autres « premières fois » mémorables ?
L’utérus transplanté était celui de sa mère, alors âgée de 57 ans, qui n’avait plus de règles depuis quelques années. Mais dès que l’organe a été posé dans l’environnement hormonal de Déborah, avec un cycle menstruel normal – les patientes souffrant du syndrome de MRKH ont des ovaires, mais pas de menstruations car elles n’ont pas d’utérus –, l’endomètre a commencé à « pousser ». Sans aucun traitement, cette tapisserie interne de l’utérus, qui se prépare tous les mois à recevoir l’embryon, est réapparue. C’était très impressionnant. Et vingt-cinq jours après l’intervention, il y a eu les premières menstruations. Affolement général (rires) ! On a craint un saignement postopératoire mais non, Déborah avait les premières règles de sa vie. Ça a été un grand moment d’émotion
La greffe est un succès, mais ce n’est pas la finalité. Vous commencez alors à aborder la suite du protocole...
Jean-Marc Ayoubi Cette greffe n’existe que dans un projet de naissance. On doit attendre quelques mois, le temps que l’utérus soit bien cicatrisé, puis nous implantons un embryon par FIV. Nous étions prêts à procéder à cette étape en mars 2020, mais le confinement a tout bloqué. C’est la seule fois où Déborah a craqué. Nous n’avions alors qu’un seul objectif : la protéger, sachant qu’elle était sous immunosuppresseurs, le traitement antirejet, et donc que son immunité était fragilisée. Finalement, nous avons fait le transfert d’embryon début juillet, et ça a fonctionné du premier coup. Déborah était enceinte, c’était magnifique, mais le confinement d’automne est venu à nouveau perturber nos plans. Nous devions la surveiller de près, et comme elle habite à Cannes, je me souviens avoir fait plusieurs fois le trajet avec un échographe portable pour lui éviter de se déplacer et d’être exposée au Covid-19.
Qu’avez-vous ressenti au moment de mettre au monde le premier bébé né en France à la suite d’une greffe d’utérus, le 12 février 2021 ?
Déborah était enceinte de 33 semaines, elle avait de la tension et des contractions. Nous avons décidé de réaliser une césarienne, qui s’est bien déroulée. Quand j’ai tenu la petite fille, Misha, entre mes mains, c’était un peu de la science-fiction. On avait eu des hauts et des bas, beaucoup d’interrogations, on s’est demandé si cela serait vraiment possible un jour. Le premier cri de ce bébé nous a rappelé que tout cela était bien réel.
Depuis cet heureux événement, quel est le suivi de Déborah ?
La patiente est toujours surveillée, ainsi que l’enfant, pendant cinq ans, car la grossesse a eu lieu sous immunosuppresseurs. Nous n’avons aucune inquiétude car de nombreuses études ont déjà évalué l’impact de ces médicaments sur les grossesses et les nouveau-nés. Il peut y avoir une deuxième grossesse, mais il faut attendre quelques mois car l’utérus est fragilisé par la césarienne. Ensuite, quand le projet de naissance a été mené à bien, on retire l’utérus pour éviter à la patiente de vivre éternellement sous traitement. Le protocole s’achève quand on enlève l’organe greffé.
Le professeur René Frydman, « père » d’Amandine, premier bébé né par FIV, en 1982, a rejoint l’hôpital Foch en 2012. Avez-vous l’impression d’être dans une continuité ?
Grâce à son expérience, René Frydman a été d’un grand conseil dans la dimension scientifique, éthique et législative. Je suis d’ailleurs témoin de son lien très particulier avec Amandine, que nous avons suivie ensemble, ici, à Foch, durant ses deux grossesses. Dans la salle d’accouchement, c’était très émouvant, comme un passage de témoin entre nous.
La FIV est aujourd’hui une pratique courante. Pensez-vous que la transplantation utérine le deviendra aussi ?
Je ne crois pas que la greffe utérine devienne un soin aussi fréquent que la fécondation in vitro, car c’est une opération lourde, complexe et qui demande l’intervention de nombreux acteurs. Mais j’espère qu’elle pourra sortir du domaine de la recherche et bénéficier à davantage de femmes.
Le protocole validé autorise dix transplantations. Où en êtes-vous ?
Misha va bientôt fêter ses 2 ans, et Déborah, sa maman, est à nouveau enceinte. La deuxième patiente greffée a eu ses règles et nous attendons avec impatience le printemps pour implanter l’embryon. La troisième patiente a été choisie. Nous continuons.
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