Par Florence Saugues
En la tenant dans ses bras, Déborah a pensé : « C’est ma petite merveille, mon petit miracle. » Misha est née l’avant-veille de la Saint-Valentin. Le plus joli présent pour la fête des amoureux. Elle pèse 1,845 kilo et mesure 42 centimètres. Le bébé va bien. La mère aussi, rayonnante malgré la fatigue. Pierre, le père, a les yeux qui brillent. Cette naissance est l’histoire d’un rêve impossible, en même temps que celle d’une prouesse médicale inimaginable dans un passé encore récent. Un prodige qui s’est déroulé pour la première fois en France à l’hôpital Foch, à Suresnes, dans les Hauts-de-Seine.
Déborah souffre d’une pathologie rare, un mal incurable désigné par un acronyme barbare, le syndrome MRKH , Mayer-Rokitansky-Küster-Hauser, et qui concerne une femme sur 4 500. Elle est venue au monde avec des ovaires mais sans utérus. Les médecins lui apprennent, à ses 17 ans, qu’elle ne pourra jamais porter d’enfant. « Une souffrance terrible pour l’adolescente que j’étais , confie-t-elle. Je me demandais si j’étais une femme à part entière et comment je devais l’annoncer à mes petits amis. » « Déborah me l’a dit tout de suite », raconte Pierre. Quand ils se rencontrent il a 19 ans ; elle, 21. A la sortie du lycée, il ne pense pas encore à la paternité. Cette grande blonde au corps de sirène le séduit. C’est tout ce qui importe. « Il m’a acceptée telle que j’étais. Il m’a aimée pour moi », dit Déborah.
Dix ans plus tard, Pierre a toujours son air d’adolescent, mais il a mûri. Alors que le recours aux mères porteuses est interdit en France, le couple sait que, pour devenir parents, il n’a pas d’autre option que l’adoption. Au début des années 2000, Jean-Luc, le père de Déborah, trouve une étude qu’il envoie à sa fille. En Suède, des chercheurs ont eu une idée un peu folle et révolutionnaire : greffer un utérus à des souris. L’expérience a donné lieu à des portées… « Si la médecine progresse, tu pourras peut-être en bénéficier », lui glisse-t-il. Sa mère, Brigitte, ajoute : « Si c’est faisable, je te donnerai mon utérus ! »
Permettre à ma fille de donner la vie, explique Brigitte, c’est merveilleux ! Une mère est capable de donner un rein pour sauver son enfant, alors pourquoi pas un utérus ?
Depuis 1995, des travaux préliminaires sur des animaux (lapins, souris, brebis) ont été menés par l’équipe du professeur Mats Brännström, à Göteborg. On lui doit, en 2014, la première naissance d’un bébé humain après une greffe d’utérus. Huit autres suivront. Depuis, ce sont plus d’une vingtaine de comités dans le monde qui y travaillent. Il y aurait à ce jour 76 greffes et 19 naissances recensées sur la planète. En France, trois équipes planchent sur le sujet. L’une est basée à Limoges, une autre à Rennes, et la dernière est celle du professeur Jean-Marc Ayoubi à l’hôpital Foch.
Voix suave et mains de pianiste, Jean-Marc Ayoubi est, à 57 ans, un grand nom de la gynécologie obstétricienne. Depuis une décennie, il développe son service pour en faire un des premiers centres de la reproduction en France. Fort de cette expertise, il obtient l’autorisation de conduire un essai clinique sur 10 greffes avec donneuses vivantes apparentées. Les transplantations sont destinées aux femmes souffrant de MRKH, ou à qui l’on a retiré l’utérus après un cancer ou une hémorragie post accouchement. Le professeur compte 250 patientes volontaires. Parmi elles, une vingtaine seulement rempliront les critères « sévères » appliqués au protocole : hygiène de vie, santé physique et stabilité psychologique. Déborah dépose sa candidature. Elle sera l’élue et sa mère la donneuse.
A 57 ans, Brigitte tient sa promesse. « Permettre à ma fille de donner la vie, explique-t-elle, c’est merveilleux ! Une mère est capable de donner un rein pour sauver son enfant, alors pourquoi pas un utérus ? » La donneuse doit être « en priorité la mère ou la sœur de la receveuse, reconnaît Jean-Marc Ayoubi. Elle doit avoir entre 40 et 65 ans, être ménopausée, non fumeuse, avoir accouché par les voies naturelles sans complications obstétricales, et avoir un utérus sain ». Le lien de parentalité augmente les chances de compatibilité. Il évite également des tractations financières, car le don doit rester gratuit. Commence alors une formidable aventure familiale. « Nous menions ce projet à quatre, ma mère, mon père, Pierre et moi », explique Déborah qui précise : « On nous a fait le tableau le plus noir des effets non désirés et des traitements. On a eu trois mois pour réfléchir. Et après on a attendu les résultats de compatibilité entre maman et moi. » « Il y a des risques, reconnaît Jean-Luc. Mais si cela en vaut la chandelle… » « Brigitte le vivait tellement bien que cela en devenait naturel », ajoute Pierre. Le processus a duré un an, toute l’année 2018, durant laquelle l’équipe de Suresnes ponctionne également les ovocytes de Déborah, qui seront fécondés. Les meilleurs embryons seront congelés pour être implantés le moment venu.
Hôpital Foch, le 31 mars 2019, 7 heures du matin. L’opération a été programmée un dimanche pour plus de discrétion. Seules les équipes en charge de la greffe sont présentes. Trois en tout. L’une assure le prélèvement, dans le bloc 15, où se trouve Brigitte. La deuxième, la transplantation, dans le bloc 14, juste à côté, où Déborah est installée. La dernière permet d’assurer les relais entre les médecins. Il faut une vingtaine d’heures pour mener à bien une telle intervention. « Personne ne peut opérer pendant dix-neuf heures d’affilée », souligne Jean-Marc Ayoubi. Mats Brännström l’assiste, ainsi que plusieurs membres de son staff. « Depuis le début, explique le gynécologue français, nous sommes en lien avec les Suédois. On s’est entraînés chez eux. Et on leur a apporté notre technique de robotique pour le prélèvement. »
« Je me suis dit : “Ça y est, mon corps l’a accepté”, confie Déborah. L’utérus n’était plus celui de maman. Il était devenu le mien. »
L’hôpital Foch est réputé pour développer des techniques de chirurgie millimétrée, grâce à la robotique. Il a, de plus, une longue expérience des greffes d’organes et du traitement des cancers féminins, dont celui qui nécessite une hystérectomie. « C’est le prélèvement qui est délicat, ajoute le spécialiste. Les artères et les vaisseaux utérins sont très fins, et il faut qu’ils soient prélevés dans un état intact. La robotique est d’une grande précision. » Une fois que la qualité de l’utérus est « validée », la transplantation a lieu dans la foulée. « Les vaisseaux du greffon sont connectés à ceux de la receveuse, détaille Jean-Marc Ayoubi. Et son vagin, au col de l’utérus implanté. Les suites sont simples. L’hospitalisation dure une semaine. La receveuse est ensuite surveillée mensuellement. »
En salle de réveil, la mère et la fille se retrouvent côte à côte. Leur ressemblance est troublante. Même sourire et même regard, vert émeraude. « Tout s’est bien passé, les rassure Ayoubi. Maintenant, on croise les doigts. » Quatre jours plus tard, une échographie montre que les artères fonctionnent et que l’endomètre s’épaissit. « Je me suis dit : “Ça y est, mon corps l’a accepté”, confie Déborah. L’utérus n’était plus celui de maman. Il était devenu le mien. » D’ailleurs, il se cale sur son cycle hormonal. Quinze jours plus tard, elle a ses premières règles. « C’était magique, se réjouit-elle encore. A partir de là, on a vécu au jour le jour. »
Une telle greffe n’est que provisoire. Après l’accouchement, l’utérus doit être retiré pour éviter les conséquences d’un traitement antirejet
Il leur faut maintenant attendre douze mois avant d’envisager un transfert d’embryon. Prochaine étape, fin mars 2020. Le monde est sous la menace du coronavirus ; la France, confinée. Toutes les opérations non vitales sont reportées. Déborah puise dans son mental de coach et ancienne championne de natation synchronisée. « Le sport est une philosophie. Il permet d’apprendre de ses échecs. J’ai décidé de lâcher prise pour être bien dans ma tête et dans ma peau quand une fenêtre s’ouvrirait. » Ce sera courant juillet avec le déconfinement. La suite se résume par un simple prénom : Misha. « Tout s’est bien passé, à chacune des étapes », reconnaît la championne qui croit en sa bonne étoile. « Cette aventure dépasse leur histoire personnelle, estime le professeur Ayoubi. Même si l’opération est complexe, c’est un espoir. Il va falloir évaluer les bénéfices-risques pour savoir si la technique peut être proposée à un plus grand nombre. »
Selon le protocole, une telle greffe n’est que provisoire. Après l’accouchement, l’utérus doit être retiré pour éviter les conséquences d’un traitement antirejet. Même si depuis peu, il est possible d’envisager une deuxième grossesse. Déborah conclut : « Un bébé, c’est déjà miraculeux. Mais c’est tellement magique… Je me dis : pourquoi pas deux ? »